Que la semaine lui avait parue longue.
Un lundi marqué – au sens propre comme au figuré - par un café renversé à moitié sur un dossier, l'autre moitié s'étant occupée de tâcher son haut, mais aussi des aigreurs d'estomacs provoquées par Dieu savait quoi. Un mardi qui avait mal commencé avec une pane de réveil, puis qui avait été ponctué par une pane de courant à Lohendra. Le mercredi, entretien interminable et barbant entre les chefs de la section puis une mauvaise nuit de sommeil. Jeudi, elle avait dû courir partout à cause de l'entrée en masse subite de boulot et avait de nouveau eu droit à un sommeil plus fatiguant qu'autre chose. Au final seul son vendredi avait été un tantinet paisible, c'est d'ailleurs le jour qu'elle avait choisi pour prévenir son patron qu'elle ne serait pas là du week-end – deux jours loin de la capitale, un rêve qui devenait réalité. Sywen s'était carrément sentie en vacances quand elle était sortie du quartier général, à la fin de la semaine. Depuis quelque temps le travail ne manquait pas avec l'apparition du portail vers une autre île, mais n'empêche que toutes les semaines n'étaient pas comme celle-ci – encore heureux d'ailleurs.
Le vendredi soir donc, notre demoiselle bien contente d'être en week-end prépara sa valise et se coucha tôt pour prendre la première navette en direction d'Aesus le lendemain. L'ambiance paisible qui y régnait, le bon air frais et revigorant des montagnes qu'on y respirait, tout cela lui manquait et allait certainement lui faire du bien. Et puis c'était sa ville natale quand même, donc celle dans laquelle elle se sentait le mieux – et c'était là que se trouvaient ses plus vieilles connaissances ainsi que son père.

Le trajet se déroula sans incident majeur. Pour faire passer le temps plus vite elle avait prévu un petit recueil de nouvelles sympathiques, résultat elle avait dû se retenir d'éclater de rire – au risque de se faire remarquer par les quelques personnes présentes. Cependant, vu que Sywen ne pouvait pas s'empêcher de pouffer environ toutes les cinq minutes, ses efforts étaient quelque peu gâchés au final.
Quand enfin ils approchèrent de leur destination, elle lâcha son livre pour apposer ses mains à la vitre et observer les montagnes grandir au fur et à mesure, immense barrière fièrement dressée vers le ciel, géants millénaires de neige et de roche qui imposaient le respect aux mortels. Et c'était avec tout autant de plaisir que ses yeux avaient scruté la magnifique vue qu'offrait le pont menant vers la cité. Ce n'était pas l'envie d'ouvrir la fenêtre pour se pencher à l'extérieur et sentir le vent contre sa peau qui lui manquait, mais elle se retint tout de même – pas forcément parce que ça n'aurait pas été prudent, mais plus parce que la Lohendra faisait un minimum attention à son image quand même, surtout en comité réduit, et parce que les gens n'auraient pas tous apprécié qu'on laisse pénétrer un courant d'air dans le véhicule, il faisait déjà assez froid sans avoir besoin de cela dans la région.
Une fois descendue du bus, elle avait posé ses sacs à terre le temps de s'étirer longuement, heureuse d'être de retour au bercail comme on dit. La première chose qu'elle fit après avoir soulagé un peu ses muscles engourdis par le voyage fut bien évidemment de retrouver l'adresse où son père vivait désormais seul. D'ailleurs c'était étrange, mais l'Edenhyde n'avait pas encore perdu l'habitude de dire que c'était « chez elle » alors qu'elle n'y vivait plus depuis trois ans donc devrait plutôt dire « chez son père ». A croire qu'elle avait du mal à couper le cordon – ou alors, qu'elle se considérait plus à sa place ici qu'à Blaoria, c'était aussi possible.

Quand Sywen débarqua, tout se passa exactement comme prévu : Zeno arriva presque en courant du salon – la pièce la plus proche de l'entrée – et ce fut à peine s'il ne se jeta pas sur sa fille, mais en tout cas il ne se retenait jamais de la prendre dans ses bras. Décidément, parfois il y avait de quoi se demander qui était le plus jeune entre eux deux, mais cela ne la gênait pas, bien au contraire. C'était son père, c'était ainsi qu'elle l'avait toujours connu et l'aimait. Riant de bon cœur devant cette preuve d'affection en se disant que décidément elle était gâtée même sans avoir connu sa mère, elle lui rendit son étreinte chaleureusement. Ils restèrent ainsi quelques secondes puis la kwanita aux cheveux roses tapota doucement les côtes de son géniteur pour lui faire signe de s'éloigner, ce qu'il fit en rechignant silencieusement avant d'attraper son gros sac et le monter dans sa chambre tout en la bombardant de questions – comme d'habitude encore une fois. Ils prirent le déjeuner ensemble et passèrent une bonne partie de l'après-midi à regarder la télé en faisant un concours de celui qui ferait le plus de commentaires tout en sachant qu'ils étaient pratiquement tous stupides, jusqu'à ce qu'elle décide qu'il était temps de bouger un peu, d'aller rendre quelques visites. Elle pensait notamment à  Ælys, qui n'était pas sa plus vieille connaissance mais avec qui elle s'était très rapidement bien entendue, plus qu'avec ses autres amis. C'est peut-être pour cela que la cheffe de service la considérait comme sa meilleure amie au fond, sans jamais le dire puisqu'elle n'aimait pas vraiment classer ses amis.

Elle sortit donc dans les rues en réfléchissant à la meilleure manière de faire une surprise au lieutenant. L'idée d'aller frapper à sa porte en espérant qu'il y ait quelqu'un histoire de ne pas gâcher l'effet lui semblant bonne, elle choisit son itinéraire et l'emprunta tranquillement. Au bout d'un moment, l'amas de gens que Sywen croisa l'obligea à ralentir considérablement puisqu'il lui fallait se frayer un chemin entre toutes ces personnes réunies pour observer un spectacle de rue certainement captivant vu le monde. Le souci, c'est qu'elle n'avait pas prévu qu' Ælys passerait par là au même moment. Quand elle la remarqua c'était déjà trop tard, elles étaient trop proches et la densité de la foule l'empêchait de se décaler de plus de dix centimètres sur le côté ou de faire demi-tour. La blonde de son côté ne semblait rien voir ni rien entendre, ses pensées l'accaparaient évidemment et, à en juger par son expression, elles n'étaient pas plaisantes. La jeune femme eut tout juste le temps de se demander ce qu'il s'était passé, avant qu'un homme dans son dos ne la pousse involontairement vers l'avant.... Et que la tête de la chevalière n'atterrisse entre les seins. Décidément leurs retrouvailles arrivaient parfois à être presque aussi originales que leur rencontre – un drôle de moment qui lui resterait longtemps en mémoire, après tout ce n'est pas tous les jours qu'on assomme quelqu'un en le faisant tomber d'un arbre par la simple force d'un cri de surprise entrecoupée de joie et il est encore plus rare que ladite personne vous demande presque en mariage en ouvrant les yeux. Enfin bref, au moins ce nouveau choc à la tête sembla tirer la blonde de sa rêverie, rapidement elle la salua avec entrain avant de venir apposer ses lèvres sur les siennes...

…. Hé ? Que ? Quoi ? Mais... Hein, quoi ? Voici très exactement ce qui lui traversa l'esprit. Sous l'effet de la surprise – une surprise totale –, tous ses muscles se figèrent et son corps se transforma en statue de chair le temps que dura le baiser. Sywen n'était pas ignorante de son orientation et avait déjà de quoi se demander si Ælys ne l'aimait pas plus que bien, seulement ce n'était pas pour autant que ce genre de débordement était courant. Le choc fut tel qu'elle laissa toute la liberté nécessaire à sa vis à vis pour reprendre la parole et celle-ci parla assez pour lui donner le temps de s'en remettre. Du coup, quand elle eut fini, la demoiselle put répondre.

-Heureuse de savoir que je suis comme un rayon de soleil qui réchauffe le cœur... Mais je crois que tu attrapes des insolations, il faut faire attention.

Dit-elle pour se moquer gentiment. Non pas qu'elle lui en voulait, après tout ce serait idiot de la bouder pour ça en crachant sur leur amitié, mais le message subliminal de sa réplique disait bien que, dans la mesure du possible, elle aimerait que sa chevalière – c'était un surnom – se contienne à l'avenir. Si cela lui avait été déplaisant ? Mhh, ça avait tout de même quelque chose dérangeant, de déroutant pour une hétéro' pure et dure. Disons que cela lui avait permis de reconfirmer ses préférences.
Cela dit, ses lèvres formèrent un sourire et notre Edenhyde enchaîna.

-A vrai dire, je suis un peu venue à l'improviste. Je n'ai même pas ramené de cadeau de la capitale, alors que je n'étais pas venue depuis un moment ! Plaisanta-t-elle. Les sources chaudes me paraissent être un bon plan, mais c'est vrai que je meurs de faim et je n'ai pas de quoi me prélasser dans l'eau fumante avec moi... Et si on allait dans le resto de ce bon vieux Rido ? Ses deux clientes favorites doivent lui manquer. On pourra aller aux sources demain et y rester des heures, à moins que tu ne préfères qu'on fasse un détour jusqu'à chez moi pour prendre un bain maintenant et...

Ce fameux Rido étant un restaurateur octogénaire chez qui elles mangeaient régulièrement, surtout depuis qu'elles l'avaient aidé à se sortir du pétrin quand un groupe de jeunes clients - la vingtaine - lui avaient cherché des noises. C'était un homme adorable, rieur et qui avait toujours la petite blague idiote mais qui faisait rire.
Mais assez de ce genre de blablatage car elle vit alors le mouvement d'Ælys, qui semblait avoir un souci avec sa vieille cicatrice. Sywen passa alors immédiatement à autre chose sans prendre le temps d'aller au bout de ses propositions d'organisation pour la soirée, en empruntant un ton qui laissait clairement deviner qu'elle sentait que quelque chose n'allait pas.

-... Sinon je vais bien. Et toi ? Tu m'as l'air tendue, il y a eu un souci aujourd'hui ?

Est-ce que c'était d'ordre professionnel comme on pouvait le penser, ou personnel comme le laissait présager le geste de son amie lieutenant ?