Anika est un concentré d'énergie et de vivacité, une tempête de cris qui vont et viennent au gré de ses humeurs. Elle rit, elle sourit, elle met la main à la pâte et le travail ne lui fait pas peur. Ayant grandi dans une famille nombreuse au sein de laquelle ses parents avaient pour habitude de placer bon nombre de responsabilités sur ses épaules, Anika a gardé un caractère décidé, borné peut-être mais qui n'accepte ni l'abandon ni l'hésitation. On pourrait sans doute lui reprocher qu'elle manque de délicatesse : quand elle ne fait pas attention, les mots sortent plus vite qu'elle ne les pense et peuvent blesser, voir vexer. Elle n'a pas la langue dans sa poche et se vante souvent d'une franchise qu'elle attend un peu trop chez les autres en retour. Habituellement, elle veille à adoucir ses propos, comme le lui ont appris certaines expériences désagréables. Mais voilà, parfois la colère ou l'excitation l'emportent, et elle se retrouve engluée dans une dispute de laquelle, par fierté, elle n'aime pas mettre fin de son propre chef. Ça diffère selon les personnes ou la situation, mais la plupart du temps, elle attendra de l'autre qu'il fasse le premier pas, même si c'est d'elle que vient le problème à la base.
Elle avance dans la vie à grand coups de coudes, sans se laisser faire et saisissant toutes les opportunités susceptibles de l'intéresser. Elle n'aime pas déléguer, ni remettre ce qu'elle peut faire aujourd'hui au lendemain. En contrepartie de sa détermination, elle a tendance à se mettre des œillères. Courageuse, oui, et même téméraire, ce qui est loin de toujours la desservir. Anika peut être un peu brute en somme, un peu indiscrète ou indélicate même quand elle fait de son mieux pour atténuer ses défauts. Elle est bavarde, a le contact facile, est agréable et proposera toujours son aide si c'est dans ses cordes, rétribution ou non. Elle prend un soin presque maladif de ses amis, qu'elle a peur de perdre bêtement, et veille soigneusement sur sa famille. Sur la santé de son père, sur le bonheur de sa mère, sur la sûreté de ses frères – qui se mettent trop volontiers dans les ennuis. Elle aime rire et chasse la tristesse à grands renforts de coups de balais. Interdiction de porter le deuil dans sa maison qui doit sentir bon la joie de vivre. Elle est autoritaire, à l'habitude de se faire obéir, et elle doit avouer que parfois cette éducation se ressent dans ses demandes qui ressemblent de temps à autre à des ordres.

Et si elle fait des bêtises, à son âge, c'est involontaire. Anika veut sincèrement bien faire. Elle a beau avoir occulté facilement ses défauts physiques, certaines parties de son caractère lui pèsent encore sur le cœur. Elle n'aime pas pleurer, vraiment pas. Elle se refuse à s'enfoncer dans la mélancolie.
Anika a peur de finir vieille et triste.

Anika est grande, fine ; petite déjà elle avait l'impression de flotter dans ses vêtements ou de ne jamais en trouver à sa taille. Ça l'incommodait, ça la gênait, et combien de fois a-t-elle pu faire la grimace à cette maudite toise qui n'en finissait pas de s'élever un peu plus chaque année ! L'époque où elle se promenait en faisant attention à tout, comme si son environnement avait été fait de cristal, est heureusement révolue. A vingt-quatre ans, la jeune femme a pris de l'assurance, et sa démarche ainsi que son port s'en ressentent énormément : dos droit, menton levé (presque insolent), son sourire a beau ne pas être parfait, il a le mérite de faire passer la franchise qui creuse de petites fossettes ravissantes dans un visage pointu et pâle. Ses foulées sont longues, la faute à ses jambes qu'elle se plaît à surnommer « échasses » pour plaisanter, et possèdent la puissance des femmes décidées. Quand Anika se met en mouvement, c'est une tornade de gestes et d'exclamations qui n'en finissent pas. Gare  à ses bras ! Ils ont beau paraître innocents et promptes à bercer plus qu'à gifler, elle ne compte plus les coups de torchon qu'elle a dû donner dans son enfance et son adolescence. Derrière son mètre soixante-quatorze et sa carrure de roseau, il y a des muscles qui n'hésitent pas à se faire entendre et qui marchent très bien.
Sur sa tête, c'est une longue cascade de cheveux dorés, un peu de fils de soleil plantés là par un curieux hasard. Si elle reconnaît elle-même que leur longueur n'est pas très pratique dans la vie de tous les jours, elle se refuse à les couper plus que le minimum. C'est la partie de son corps qu'elle préfère et la seule dont elle soit vraiment fière. Chignons et queues de cheval sont donc au rendez-vous, et à moins de venir la réveiller en pleine nuit, jamais vous ne les verrez détachés. Quant à ses yeux, céruléens, ils agrémentent joliment un faciès qui n'a rien de remarquable. Quelques fois soulignés de maquillage, ils étincellent des sentiments qui bourdonnent derrière la tête de leur propriétaire. Anika ne sait pas garder sa joie pour elle ; elle envahit son sourire, c'est contagieux. La tristesse aussi filtre facilement, à son plus grand désarroi. Ses lèvres se lèvent automatiquement vers la droite quand quelque chose ne va pas. Un sourire de travers qui en dit long pour quelqu'un habitué à ses mimiques coutumières.

Grande, mince, de longs cheveux blonds et des yeux bleus foncés. Des robes, jamais de pantalons, et beaucoup de fleurs sur ses tenues. Les seuls bijoux qu'elle s'autorise sont quelques colliers et quelques boucles d'oreilles. Anika est une jeune femme joyeuse et naturelle qui a su oublier ses défauts et ses complexes en grandissant.

Ce n'est pas un roman d'aventure, ni même un joli livre d'images. Là où certains se sont démenés dans des quartiers pauvres et mal fréquentés et où d'autres ne mangeaient pas tous les soirs à leur faim, Anika a vécu une vie calme et paisible, sans accrocs ni rebondissements particuliers.
C'est près de la grande cité de Blaoria, dans un village qui a gardé sa quiétude et sa verdure, que la petite fille a poussé son premier cri. Ainée d'un couple encore jeune qui faisait tourner tant bien que mal une boutique de jouets, elle fut accueillie comme tout nouveau-né ardemment désiré. Choyée par sa mère, adorée par son père et gâtée par ses grands-parents, elle fut reine de son petit monde jusqu'à la naissance de son frère, Adam, quatre ans plus tard. Du haut de son petit mètre récemment atteint, elle avait pris l'habitude de se pencher sur le berceau aux dentelles blanches et d'examiner d'un œil critique ce nourrisson aux joues rebondies. Une première responsabilité dont elle s'acquitta avec la volonté de rendre ses parents fiers d'elle – et le petit frère fut bientôt suivi par trois autres, qu'elle vit balbutier leurs premiers mots et apprendre à marcher. Rien d'exceptionnel, juste une photo sur la cheminée où posait une famille nombreuse et souriante. Alors oui, ses frères étaient souvent turbulents, à tel point qu'elle devait quelques fois leur donner la chasse à travers tout le village pour les ramener à temps à la maison pour le dîner ; oui, son père était souvent occupé à entretenir sa boutique, enfermé dans son bureau ou derrière le comptoir. Sa mère avait aussi beaucoup à faire avec tous ses enfants et tout son ménage. Mais jamais Anika ne s'est sentie seule, et la compréhension a beaucoup joué dans cette chaleur qui a enveloppé toute son enfance.
Quand on est jeune, on ne pense pas à l'avenir. On court les sentiers à la recherche de fleurs à offrir à sa mère, on tient la main de ses amies et du garçon avec lequel on jure qu'on va passer sa vie. On rit, on s'éclabousse, on vit aussi vite qu'on le peut. Anika n'avait jamais trouvé bon de quitter sa ville natale, et hormis quelques expéditions de courte durée à Blaoria pour rendre visite aux cousins, elle était essentiellement restée à l'abri des murs de sa maison. Elle voyait les mêmes visages tous les matins et les après-midi sans que cela la dérange – et au jour de ses dix-huit ans, celui qui partageait sa vie et ses baisers sur la joue depuis six ans lui proposa de devenir sa femme. Elle avait accepté en riant, laissant ses parents et ceux de Frédérik s'inquiéter des détails. Une femme heureuse ne compte pas et ne dépense pas.

C'est en déménageant quelques affaires de sa chambre de jeune fille qu'elle fit, bien malgré elle, la découverte du totem qui se faisait tant attendre. Une bête toupie de bois trouvée au fond d'un tiroir, un léger tour des doigts pour se prouver qu'on peut encore être habile, et c'est un ouragan involontaire qui met la pagaille dans toute la pièce. Inutile de préciser qu'Anika s'est bien gardée de recommencer : toupie en poche et sourire aux lèvres, elle a emménagé chez son mari, qui devait bientôt reprendre la boulangerie familiale. Il y avait du pain sur la planche dès les premières lueurs du matin mais Anika tenait bon. Le travail ne lui faisait pas peur, et jusqu'à ce que des nausées persistantes l'empêchent de décorer les gâteaux, elle aida Frédérik et ses beaux-parents à la boutique. Son ventre, qui s'arrondissait avec les mois, l'obligea à garder le lit, à son plus grand mécontentement.
Lazar naquit peu après son dix-neuvième anniversaire. Les parents, comblés, organisèrent une grande fête à laquelle l'on se pressa de bonne grâce. Les belles années n'avaient pas cessé de carillonner, emportant avec elles les rires et les pleurs, conjuguant tout à un futur simple et net. Qu'elle soit à battre la pâte avec Frédérik, à donner à manger à Lazar ou à rendre visite à sa famille, Anika n'imaginait pas que tout puisse brutalement se briser un jour.

Pourtant, les premières toux auraient dû l'alerter. Frédérik avait beau n'avoir que vingt-deux ans, sa santé déclinait à vue d'œil. Les fièvres suivirent les malaises et ce fut lui qui dut à son tour garder le lit. Les médecins, impuissants, ne pouvaient que baisser la tête devant un mal qui rongeait un homme condamné. Et Anika, des prières et des mots consolations à la bouche, lui tenait la main en espérant que l'orage passe.
Elle l'enterra cinq mois plus tard, sous la bruine et en deuil. Lazar était encore trop jeune pour comprendre ce qui se passait et s'amusa qu'on mette son père dans une grande boîte rectangulaire. Il ne réalisait pas, et Anika n'eut pas la force de le détromper. Heureusement, la jeune femme n'était pas du genre à craquer ou se morfondre, et continua à travailler à la boulangerie de sa belle-famille pour subvenir aux besoins de son fils et ne pas être un poids pour ses parents.

Court et concis, comme sa vie jusqu'à maintenant. Rien ne mérite d'être raconté en détails, rien ne sort particulièrement du bois dans lequel on a frappé le fresque de sa vie. Aujourd'hui encore, Anika travaille comme boulangère et rit avec ses amies, surveille son fils et prend soin de ses frères, dont le sérieux a tendance à s'éparpiller dans la nature. Les problèmes du royaume ou les problèmes à grande échelle en général, elle n'ose pas s'en préoccuper. Ce n'est pas dans ses cordes.

Peut-être que la donne sera amenée à changer un jour ou l'autre.