Discrètement, Anika masqua un petit bâillement derrière sa manche. Cantonnée à l'arrière-boutique tandis que l'apprenti s'affairait au rangement comme un beau diable, elle assassinait des yeux une suite de chiffres dont elle aurait préféré qu'ils gardent leurs trésors pour eux. Doucement, le stylo s'approcha du papier pour rajouter une délicate moustache au personnage qui trônait fort professionnellement près des comptes : après quoi la jeune femme, moue aux lèvres, leva ses yeux céruléens au plafond.
La boutique était calme en ce début de journée. Après avoir passé la moitié de la nuit à réclamer histoire sur histoire, Lazar était parti au centre-ville avec ses grands-parents, emplettes obligeant. Un des apprentis avait la fièvre et ne pouvait pas se déplacer – ils n'avaient pas besoin d'une contagion de toute façon, avait pensé Anika en poussant un soupir à la nouvelle. Ils n'étaient que deux à tenir le marché ce jour-là, et heureusement les clients semblaient s'être donné le mot d'ordre pour ne pas affluer en même temps dans la petite salle. Anika balança doucement sa jambe sous la table, puis plia rapidement le papier déjà usé qu'elle rangea dans la poche de son tablier. Elle verrait plus tard pour l'argent avec ses beaux-parents ; elle n'avait pas envie de gâcher une si belle journée avec des chiffres et des soucis à n'en plus finir. La chaise racla le parquet avec un léger grincement quand Anika se redressa. Elle fit tomber l'élastique de son poignet et natta ses longs cheveux d'un geste habitué, le sourire aux lèvres. Le travail ne faisait que commencer, elle n'allait pas aller loin en s'asseyant à l'ombre pendant des heures ! Elle pouvait voir d'ici la tête des clients s'ils ne trouvaient personne au comptoir. Au moins, quand Lazar était là, elle pouvait le jucher sur un tabouret pour jouer les clochettes quand on poussait la porte. Le petit garçon prenait un plaisir évident à hurler « maman » ou « mamie » dès que les charnières tournaient sur elles-même. Le pas vif et alerte, elle vérifia que tout était en ordre avant de refermer la porte et passer dans la pièce principale.

Outre l'odeur de pain familière qui vint l'assaillir et dont elle se délecta comme d'un travail rondement mené, une silhouette inattendue lui fit ouvrir de grands yeux. Elle se reprit néanmoins rapidement et afficha sur son visage un sourire sympathique. Tout en se demandant depuis combien de temps le jeune homme pouvait attendre, elle passa derrière le comptoir. Il ne s'agissait pas de le faire languir un peu plus, elle se reprochait déjà de ne pas s'être mise plus tôt en boutique. On avait pas idée de laisser le magasin sans surveillance comme ça, même dans un quartier tranquille et éloigné de l'agitation du centre-ville.

« Bonjour, je peux vous aider ? »

Il voulait sûrement du pain ; Anika avait aussi reçu la visite de voyageurs égarés, quelques fois. Sans se préoccuper de leurs origines, elle leur indiquait ce qu'ils voulaient savoir, si toutefois c'était dans ses cordes, bien évidemment. Depuis quelques temps, l'air commençait à changer, les gens venaient de part et d'autre de l'île. Coincée dans sa boutique, hormis les visites à ses parents et ses frères dans son village natale, la jeune femme ne se tenait guère au courant des nouvelles qui faisaient le tour du pays. Peut-être effrayée à l'idée d'apprendre des choses déplaisantes, elle restait obstinément le nez dans son pain.
On allait pas le le lui reprocher, hein ? La vie était plus facile quand on la menait doucement et sans secousses. Elle ne demandait rien de plus.

Tiens, il avait des cheveux rouges !

[tu sais que j'ai trop l'impression de retourner dans le passé, là? o_o]

Ça ne faisait pas très longtemps qu'il attendait. Quelques minutes, tout au plus. Il est vrai que dans certains services, on s’attend à être servi immédiatement. C'est le cas de certains restaurants de grande marque, ou même d'un marchand quelconque dont l'unique intérêt sera de refiler sa marchandise. Mais n'est ce pas là le signe d'un commerçant pour qui l'intérêt du client est amoindri par rapport à son propre intérêt ? Enfin... C'était juste que, aux yeux émeraudes du jeune érudit, quelqu'un qui préfère écouler le plus vite possible son stock, donc servir le plus vite possible le client et montrer un service rapide, ne prête pas grande attention au dit stock. Sinon, il n'aurait pas autant de temps à consacrer au premier client, puis au second, puis au troisième et ainsi de suite. Un commerçant qui prends son temps à peaufiner son produit, à en prendre soin et à bien être certain qu'il s'agit d'un produit de qualité, qu'il peut fièrement vendre, c'est tout de suite plus accrocheur pour Ludwig. Après, il ne savait pas trop, il faut dire qu'il n'avait pas trop l'habitude de se presser. Il comprenait plus que quiconque que par moments, il fallait accélérer le rythme vital et donc, ne pas perdre de temps à attendre que le boulanger veuille bien finir de dorer ses croissants. Dans ces cas là, la rapidité du service était sans doute préférable, mais... Ludwig n'aimait tout simplement pas cette notion. Pour lui, la vie était quelque chose qu'il fallait savourer, profiter de tout les instants présents. Certains diront que cela paraît stupide, surtout vu l'espérance de vie en ce monde. Mais lui, pensait l'inverse. Peut être parce qu'il n'avait pas eu accès à la forme d'art la plus passionnante à ses oreilles avant un certain âge ?  Peut être parce qu'il ne pouvait pas communiquer de la même manière que la quasi totalité des gens. Peut être qu'il trouvait simplement que ce monde recelait bien tant de mystères et de merveilles qu'il fallait bien faire attention de s'attarder sur chacune d'entre elles... Peut être, peut être et à coup de peut être, on finit par décrocher le chaudron d'or, se disait le musicien. Ça ne venait de nulle part ça, Ludwig. Vraiment de nulle part. Peut être qu'il devrait cesser de s'évader dans ses propres réflexions et se concentrer un peu plus sur ce qui se trouvait en face de lui.

Il captait plusieurs sons, à droite et à gauche, qui lui permettaient de deviner que plusieurs personnes travaillaient dans cette boulangerie. Chose logique, un tel établissement ne pouvait pas réellement se tenir seul, si ? En fait il ne savait pas trop. Il n'avait pas réellement étudier l'art de la boulangerie, à l'académie... On lui enseignait les merveilles du monde, les erreurs de l'histoire, les découvertes les plus marquantes, les différentes subtilités des accords musicaux (surtout) mais il n'avait pas le souvenir d'avoir reçu un quelconque cours de boulangerie-pâtisserie. Est ce que ces deux domaines étaient dans le même bateau, d'ailleurs ? Au fait, qu'est ce qui déterminait qu'une boulangerie était une boulangerie, et qu'est ce qui déterminait si une boulangerie était aussi une pâtisserie ? Est ce que la simple 'boulangerie' était un endroit où on ne trouvait que du pain et des sortes de pains divers ? Est ce que la boulangerie pâtisserie était l'endroit où on trouvait le pain et les gâteaux sucrés divers et variés ? Beaucoup de questions qui surgissent dans la tête rousse du jeune homme alors qu'il n'avait fait qu'entendre quelques bruits. Sans doute le prix à payer pour quelqu'un qui vit dans un mutisme quasiment complet. Il se devait d'apprendre le plus juste à l'oreille. Quand on considère son métier et sa branche d'orientation, c'était plutôt une démarche logique en fait. Bref, il entendit donc plusieurs bruits à l'arrière de la boutique et aperçu une femme se diriger vers lui, sans qu'elle n'ait eu l'air de le remarquer. Il ne la blâma pas le moins du monde. L'endroit n'avait visiblement pas de carillon pour annoncer la venue d'un nouveau client et ce n'était pas comme si Ludwig était l'homme le plus bruyant du monde, loin s'en faut. Cette jeune femme, avait des cheveux d'un blond doré, coiffés dans une natte, sans doute bien plus pratique pour un métier impliquant la manipulation d'éléments assez dangereux. Elle avait l'air de revenir dans sa boutique par simple hasard, pour tenir le comptoir et remarqua finalement le jeune musicien après seulement quelques secondes. A voir le regard qu'elle faisait, Ludwig se dit rapidement qu'il l'avait surprise, vu qu'il n'avait guère annoncé sa présence par un moyen remarquable. Ceci dit, la jeune femme aux yeux clairs se reprit quasiment immédiatement et il ne s'était finalement écoulé qu'une petite poignée de secondes entre le moment où elle était entrée dans la pièce et celui où elle adressa la parole à Ludwig. Des paroles simples et claires que le jeune homme compris très vite, elle le saluait et lui offrait ses services d’accueil dans la boulangerie. Et c'était généralement là que les choses se corsaient dans la vie du jeune homme.

Il répondit par un sourire et un signe de la main relativement évocateur d'un 'bonjour' le plus respectueux qu'il le pouvait malgré le fait qu'on ne puisse guère l'entendre. Il lui fallait ensuite tenter le tout pour le tout. Il doutait sincèrement que cette femme comprenne la langue des signes, assez peu de gens la parlent finalement, et il n'avait croisé que très peu de commerçants capables de communiquer avec lui par ce moyen. Mais enfin, autant essayer n'est ce pas ?

« Bonjour, dit-il en signant très clairement sa phrase bien que celle ci devait ressembler à des simagrès pour son interlocutrice. Par pur hasard, comprenez vous ce que je dis? »

Le verbe 'dire' en langue des signes lui paraissait toujours quelque peu perturbant à énoncer, mais il était de très loin le plus utile dans les conversations de ce genre. De toutes manières son visage témoignait du peu d'espoir qu'il avait en attente d'une réponse, bien qu'il puisse entendre clairement ce qu'elle disait. Ca ne faisait rien si elle ne comprenait pas, il se débrouillerait comme il l'avait toujours fait.

Mais on ne peux pas lui en vouloir d'essayer, non ?