Je ne peux bouger. Je suis fixe. Impassible. Jamais la lumière ne m'aveugle. Je la repousse. La réfléchit. Tant d'étrangers sont passés devant moi. Mais aujourd'hui, je guette les Dewin. Fier, dans la salle d'eau, j'adore les voir arriver un à un. Il est tôt. Je crois voir la fenêtre dans mon champ de vision. Il fait encore noir. Tout est calme. Si calme. Oh, voilà qu'on allume la pièce. Mais je rejette ce brin de luminosité qui tente de m'éblouir. Ah, ne te crois pas si maligne ! Tu ne peux rien contre mon verre. Indestructible. Oh, peut-être pas tant. Si jamais l'on me pousse à terre... non. Sombre idée. Mieux vaut ne pas y songer.

    Elle arrive. Cette jeune fille. Positionnée face à moi. S'observant à travers moi. Une brosse à dents dans la bouche. En train de tresser ses longs cheveux bruns clair. Qui descendent jusqu'au creux de son dos. Ils brillent d'un reflet cuivré. Elle tente de dégager cette mèche rebelle qui s'échappe de sa chevelure. En forme de croissant de lune pointé vers le ciel. Ou plutôt le plafond. Je revois son visage. Doux. Gardant des traces d'enfance. Mais elle n'a que seize ans. Ses grands yeux d'un caramel doré pétillent de curiosité. Un sourire anime ses lèvres. Elle les remue. Fredonne un air que j'apprécie tant. Comme si elle chantait rien que pour moi. Mais sait-elle que je suis là?

   Elle est toujours accompagnée d'une amulette en forme de collier. Une brosse miniature en bois y pend. Je trouve ça bien étrange. N'aurait-elle pas pu prendre une barrette, ou quelque chose comme cela? Rah ! Si seulement je pouvais exprimer mes goûts ! Son totem, lui, a la forme d'un peigne lambda. En bois d'ébène. On croirait qu'il ne s'use jamais.

    Aujourd'hui comme hier, elle porte sa jupe rouge à dentelles blanches. Serrée à la taille par une large ceinture marron. Découvrant un bustier neige qui dévoile ses frêles épaules à la peau claire. Sa fine silhouette n'a pas encore fini de mûrir. Mais je suis assuré qu'elle aura très bientôt des formes de femme. Elle en a déjà. Je ne la vois qu'avec des robes ou de longues jupes. A collants en hiver. Elle aime beaucoup s'habiller et parfois je l'observe défiler devant moi. Jamais sans chapeau à ruban, bien entendu. La voilà qui étire une grimace et rit ! Si j'aurais pu faire comme elle, je l'aurais accompagnée. Mais je ne peux pas. Triste vie que la mienne, n'est-ce pas?

   J'ai entendu dire que le silence est la plus grande des sagesses. Mais qu'en est-il lorsqu'on y est forcé? Bien sûr, on ne parle pas de nous, on ne nous évoque jamais, notre rôle n'est pas à la hauteur. Mais sans nous, que feront-ils quand ils n'auront pas vu cette tâche de chocolat, là, au coin de la lèvre, dans une importante réunion? Peut-être se remettront-ils en question et aborderont notre cause !

  A force de se taire et d'écouter, on parvient à cerner autrui. Comme la jeune fille qui se prépare devant moi. Italy. Je l'ai vue grandir. S'épanouir. Comme la fleur au bord de la fenêtre qui éclot de son bourgeon. Elle est prête à tout pour aider son prochain. Je n'aime pas la déception qui flotte dans ses yeux quand elle n'y réussit pas. C'est une jeune fille aimable et gentille. Je ne vois pas dans son coeur cette trace de noirceur qu'ont les mauvaises personnes. Elle est très ordonnée. Quand on lui donne un rendez-vous, elle est présente au moins cinq minutes avant ! Ses cahiers, livres et affaires sont rangés. Lorsque j'étais dans sa chambre, ce n'était que lorsqu'elle était malade que je pouvais voir des vêtements traîner par terre. Chose rare. On dit que seuls les idiots n'ont jamais de fièvre, mais je ne pense pas qu'elle le soit.

 Cette petite est maligne. Enfant, quand elle n'était pas assez grande pour monter sur le lavabo de la salle de bain où je suis maintenant, elle se démêlait pour trouver une solution. Et parvenait toujours à récupérer la brosse qu'elle aime tant. Elle passait des heures, des heures et des heures à arranger ses cheveux... que je m'ennuyais ! Elle est douce malgré sa maladresse. On voit bien qu'elle tente d'être la plus délicate possible en faisant ses gestes. Mais la pauvre faisait tomber tant de choses... j'imagine que tout cela s'arrangera avec le temps.

 Elle fonce comme une fusée lorsqu'elle désire quelque chose. Et sait être patiente pour l'obtenir. Comme cette robe blanche qu'elle n'a jamais oublié. Ce vêtement qu'elle a toujours rappelé à sa mère. Finalement obtenu à son anniversaire. Ou son pouvoir qu'elle n'a jamais cessé de chercher. Et qu'elle a trouvé. Comme si, inconsciemment, elle se préparait à quelque chose d'autre. Un évènement. Peut-être que sa tristesse en est un facteur. Je l'ai toujours vue se sentir seule, bien qu'on l'entoure souvent. Comme si... un morceau de son coeur n'était pas complet. Je suis sûr de savoir pourquoi.

 C'est une vraie teigne, parfois. Elle qui transgresse si souvent les règles. Quand on lui dit de ne pas s'aventurer par là-bas, son réflexe est d'oser s'y rendre. Oh, et lorsqu'elle s'énerve, si vous tenez à vos poils, restez loin. Très loin ! Dans mon cas, ça m'est égal. Depuis qu'elle a obtenu son totem, elle s'amuse à raccourcir les cheveux des uns et à rallonger ceux des autres. J'ai trop souvent entendu ses frères et soeurs hurler en courant, tels des singes, ou au contraire, démunis de toute pilosité. C'était drôle, je l'avoue, mais les filles en étaient mortes de peur. Ca l'amuse, je crois. Petite malicieuse.

 

   J'ai tout vu. Cela s'est déroulé il y a quatorze ans environ. A l'époque, on m'avait mis entre le couloir et la salle commune. Je veillais déjà sur les Dewin. Un couple de jeunes mariés fous amoureux. Elle s'appelle Alice. Lui, Marco. De bonnes personnes. Ils étaient sous le choc de ne pouvoir avoir d'enfants, eux qui en voulaient tant. Ils ont alors décidé de fonder une famille d'accueil. Un espoir pour ces enfants qui sombrent dans le mauvais chemin. Pour ceux qui ont atterri dans la mauvaise famille. Ils avaient déjà un garçon qui a aujourd'hui vingt ans. Desnos. On ne le verra pas dans la scène. Il dormait.

    C'était le matin. Très tôt. Les coques du voisinage faisaient à peine entendre leur cri déchirant. Alice et  Marc désiraient une petite fille de tout leur coeur. On sonnait à la porte. Ils ouvrirent. Je vis entrer un homme en costume noir. Portant une pochette sous son bras. Trois bambins étaient près de lui. Ils avaient peut-être deux ans. Ils se ressemblaient tant. Trois têtes brunes. Même visage. Même   expression. Ils se tenaient la main. Si tristes. Il y avait bien cette petite fille. Mais également deux garçons à qui elle tenait la main. Unis. Je n'entendais pas bien, mais l'homme en noir s'excusait de l'inattention. Mais montrait l'enfant qu'ils voulaient.

    Si j'aurais pu pleurer, j'aurais versé des larmes en verre. J'ai vu ce coeur perdre leur troisième morceau. Les garçons pleuraient à chaude larmes. La petite fille éclatait en sanglot. Je les ai vu se déchirer. L'étranger a pris les derniers triplés et a laissé la jeune avec Marc et Alice. Qui étaient mal à l'aise. Comme s'ils avaient ressenti les sentiments de la petite qu'ils ont baptisé Italy. En hommage à sa mère décédée avec son mari dans un accident de voiture. Elle portait ce même nom. Ils ne voulaient pas la priver de ses origines. De ses racines. Mais lui en parleront-ils un jour? Elle qui ne sait toujours pas. Elle qui a peut-être oublié leur visage, mais pas leur présence. Heureusement que son enfance a été paisible. Je n'ose imaginer ce qu'elle serait devenue en se morfondant dans la mélancolie.

    Après Italy sont arrivés Malorie et Damien, deux frère et soeur. Ils ont trois ans de moins qu'elle. Tous les quatre s'entendent à ravir, et tant mieux ! Ce serait la guerre, sinon. Que dis-je. L'enfer ! Mais leur passion est bien différente. Ils préféraient les études, tandis qu'Italy ne jurait que par la coiffure. Elle disait souvent « Avant d'être coiffeuse, j'étais coiffeuse. Je dois être faite pour ça. ». Et j'en riais. Dans ma tête, bien sûr. Mais en ai-je une? Non, bien sûr. On ne fait attention à moi que pour observer son reflet.

   Et puis un jour, on m'a cassé. Ce jour là, j'ai cru mourir. Ce jour là, j'étais brisé en six morceaux. La famille m'aimait beaucoup, je crois. Et devinez ce qu'ils ont fait. Ils ont pris chaque morceau de moi qu'ils ont transformé en petit cadre entouré de bois ! Ils m'ont éparpillé dans la maison. Je suis dans la salle de bain, dans les chambres et avec Italy qui en garde un sur elle. C'est cette petite teigne qui m'a renversée. Elle qui est si maladroite ! Un bout de moi a transpercé son pied. Elle a une cicatrice. Je m'en veux un peu. Depuis, je la guette. C'est grâce à ça que j'ai pu la voir échanger son premier baiser. C'était l'année dernière. Elle n'était pas vraiment amoureuse, mais le garçon était très beau. Aujourd'hui, elle n'est plus avec lui, bien sûr, comment vivre une relation sans amour? J'ignore même si elle aime les femmes. C'est peut-être un peu idiot, mais de nos jours... Je crois qu'elle est encore un peu jeune pour savoir, et tant mieux si elle préfère le genre féminin, comme ça, je serai entouré de beaux miroirs, et je pourrai enfin avoir une compagne.

   Peu après, elle a cherché du travail dans un salon de coiffure. Une gentille dame nommée Laure a accepté de l'embaucher. Elle est très belle, et approche sans doute de la trentaine. Grande, brune, élancée, alors que rugueuse et sévère. Mais Italy s'est faite une promesse : bien qu'elle travaille après ses années d'études primaires, elle ne veut pas demeurer plus stupide que ceux qui avanceront encore. Alors elle étudiera tant qu'elle le peut, dans son temps libre.

   C'est sur une table du salon qu'elle trouva son totem. Un peigne fin en ébène qu'elle a nommé « Brossy ». Elle en avait déjà touché plein, mais celui-ci... C'était la première fois qu'elle en voyait un tel. Qu'elle y posait ses doigts. Et c'était à la fermeture d'un lundi. Elle était tombée à la renverse. Sur les fesses. En se trouvant capable d'allonger ou de raccourcir la longueur des poils par la simple pensée, en fixant ce qu'elle va rendre chevelu ou chauve. Laure a éclaté de rire et l'a félicitée en tâtant les cheveux d'Italy qui étaient bien plus longs maintenant. Elle qui en a toujours rêvé. Mieux vaut ne pas narrer les farces qu'elle a faites subir à certains énergumènes. Aujourd'hui, ce pouvoir fait une partie intégrante d'elle. Travaillant en ville, elle a commandé une amulette en forme de collier où pend la représentation miniature de son totem. Peu après, le  salon est devenu très populaire. Son pouvoir s'est renforcé grâce à la présence de multiples brosses. Depuis peu, elle s'entraine à donner une forme voulue aux cheveux rien qu'en un coup de peigne. Lisse ou bouclé, cette petite fait le bonheur de ceux et celles qu'elle coiffe.

   Je suis certain d'une chose. On peut avoir deux totems. Et ce deuxième, ce serait moi. J'aimerais bien qu'un jour, on puisse me donner une apparence humaine. Je serais beau, j'en suis convaincu. Et ce jour là, j'épouserai Italy. Mais peut-être n'est-ce qu'un rêve...