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Pfouah, quelle corvée… soupira Owen dans sa barbe invisible.
» Et c’était peu dire. Le Chevalier n’avait pourtant pas l’habitude de se plaindre mais, dans le cas présent, il ne pouvait s’en empêcher. Ce n’était pas non plus pour ennuyer son compagnon de mission, puisqu’il le disait dans sa barbe, mais plutôt pour simplement le dire, émettre sa démotivation totale à effectuer la mission. Mais le métier de Chevalier n’était pas que du plaisir : il fallait bien ce genre de moments ingrats où les militaires étaient contraints, le sourire aux lèvres, d’accepter des requêtes hautement inutiles qu’un individu lambda était capable de régler.
Owen était donc en mission avec Andrew Winston – blond aux yeux bleus de 29 ans, originaire de Toki, plus haut gradé que lui et avec lequel il s’entend comme larrons en foire –. Tous deux étaient assez loin de Blaoria, dans un village sur la côte où vivait un riche investisseur. Tout le monde le connaissait au sein de l’organisme pour deux raisons : premièrement, car il avait la main généreuse sur les finances des Chevaliers, et deuxièmement, car il avait tout autant la main généreuse sur les requêtes. En effet, plus que quiconque, il ne cessait de recourir aux services des militaires – il savait qu’avec tout l’argent qu’il leur versait, ceux-ci ne pouvaient refuser… et il en abusait. Car en plus de constamment les solliciter, il le faisait pour rien. Absolument rien. Dans le cas présent, par exemple, il s’agissait de retrouver son cher animal de compagnie disparu depuis le matin même. Owen soupira de plus belle à cette pensée. Personne n’était sans savoir qu’un animal était comme un gosse. S’il disparaissait, c’était pour les mêmes raisons : soit il était parti se promener et allait revenir, soit il était parti et ne voulait pas revenir, soit il s’était fait kidnapper et n’allait donc pas revenir. Et la probabilité que ce soit la troisième situation étant fortement minime, le décoloré ne voyait pas l’intérêt de faire appel à leurs services. Sauf pour les faire ch*ers, oubliant totalement qu’ils avaient mieux à faire que de courir après un animal.
Déambulant ainsi dans les rues du village à la recherche du chienchien à son papa, les deux Chevaliers ne se parlaient pas vraiment. Bien qu’aucun des deux n’affectionnent la mission – Owen était certain que son sentiment était partagé par son compagnon – ils étaient contraints de la mener à bien. D’autant plus qu’ils n’étaient pas du genre à se laisser distraire : lorsqu’on leur confiait une mission, ils l’effectuaient sans broncher – ou presque – et avec un sérieux à toute épreuve. C’était d’ailleurs ce trait de caractère commun qui les avait, au départ, rapprochés. Ainsi, le fait de ne pas se parler venait principalement de leur conscienciosité.
Après des heures de recherches vaines, les deux hommes bifurquèrent dans une rue déserte d’habitants. Ils la traversèrent, non sans laisser vagabonder leurs regards de tous les côtés, quand Owen s’immobilisa soudain. Une tente immense et pourtant discrète – elle se fondait dans le décor avec perfection – se dressait sur le côté. Ses couleurs étaient aussi ternes que les autres habitations, la rendant invisible à quiconque ne s’y attardait pas. Curieux, l’albinos s’approcha un peu, un sourcil arqué. Il observa de plus près le bâtiment, puis se pencha vers un tableau installé à l’entrée de la tente. Immédiatement alors, ses yeux s’écarquillèrent et s’animèrent d’une lueur étincelante. Un large sourire orna ses lèvres tandis qu’il se redressait et s’approchait vivement d’Andrew. Sans crier gare, il l’attrapa par les épaules et l’obligea à le regarder droit dans les yeux.
« - Andrew, nous devons entrer dans cette tente. Qu’importe la mission, cette tente est mille fois plus importante ! »
Il marqua une pause, le regard pétillant toujours braqué sur son vis-à-vis.
« - C’est la Caverne aux merveilles ! »
Et il s’agissait réellement du nom de cette fameuse tente. La Caverne aux merveilles était l’un des mythes de Dena : un commerce ambulant dont on ne connaissait ni le propriétaire, ni la direction, mais possédant toutes les raretés des villes qu’elle traversât. Quelques voyageurs s’étaient déjà aventurés dans le commerce et en ressortirent comblés, bien que leurs souvenirs fussent partiellement embrumés. En somme, laisser passer une telle occasion était un blasphème, un outrage, un sacrilège – impensable, donc.
Les mains agrippant toujours les épaules du blond, Owen finit par le tirer vers lui. Il passa un bras par-dessus ses épaules et amena son visage près de son oreille pour lui murmurer un nouvel argument – un argument en béton armé contre lequel Andrew allait forcément céder.
« - Et ils ont le fameux Nirvana d’Aesus… »
Le Nirvana d’Aesus était un alcool, mais pas n’importe lequel. C’était en fait un cocktail irrésistible à base de rhum mis en bouteille et dont on ignorait totalement la composition. Ces bouteilles prestiges furent toutes vendues aux plus riches amateurs, ne laissant à aucune autre personne le plaisir d’y goûter. Or, pour les deux hommes diaboliquement amateurs de rhum – mais pas alcooliques –, il s’agissait d’une véritable tragédie. Et là, comme un mirage d’oasis en plein désert, une dégustation s’offrait à eux, provoquante et alléchante…