~"Kiara, ton précepteur est là. Descends."
Une voix aiguë. Sa mère. La jeune fille de douze années décroise ses jambes et tombe mollement de son haut lit. Grognon. Qui ne le serait pas pour travailler ? Kiara était une fille appliquée à la tâche, qui remplissait son rôle qu'à partir du moment où on l'intéressait. Ainsi, elle avait fréquenté un nombre incalculable de professeurs sans jamais y trouver son compte. Car, il fallait dire, s'il n'y avait pas de jeu dans la vie, la jeune fille ne serait probablement pas cette gamine à sourire d'un air machiavélique lorsqu'elle s'apprêtait à faire un tour à ses parents. C'était une jeune fille incapable d'assumer ses fautes, immature pour sûr, insolente pour deux sous. Elle avait vécu et vivait dans le luxe, considérait le reste du monde comme une entité complète dont elle ne se mélangeait pas. Une vraie fille de riche qui n'avait guère besoin de l'approbation de ses parents pour mener ses desseins à terme. Si elle le voulait, la gamine pouvait bien entendu s'exprimer avec une langue de vipère, d'une violence inégalable. Néanmoins, il faudrait faire preuve d'une extrême méchanceté envers sa personne. Le reste du temps, la jeune fille s'appliquait énormément dans son travail et tâchait de montrer dignement son appartenance à sa famille. Elle était un peu la mascotte de la famille, doublée de l'héritière directe, et en cela se trouvait fortement surprotégée.

~"Madame, votre fille n'a pas encore touché à son plat."
D'un air hautain, la principale concernée observait son plat. Non pas qu'elle haïssait subitement les haricots verts, mais on avait dû lui préparer son repas rapidement, et il restait un peu de sauce sur le bord de l'assiette. C'était un débordement inqualifiable. En fait, Kiara n'était normalement pas difficile avec la nourriture. C'était une aventurière dans l'âme et elle adorait découvrir de nouveaux goûts. Même la nourriture du peuple ne la répugnerait pas si on l'autorisait à y goûter. Mais Kiara ne laissait passer aucun détail. C'était un maître fort difficile à contenter, mais une professeure hors pair. Elle partait du principe qu'elle ne devait pas s'entourer d'incapable et possédait un majordome personnel aux petits soins pour elle. Se levant de sa chaise malgré les protestations de ses parents, elle s'empressa de filer en cuisine avec son plat. Kiara résolvait elle-même ses problèmes. Si on lui donnait l'occasion de se débrouiller, son entourage serait probablement fortement surpris de la trouver indépendante. D'ailleurs, cette petite est une grande fugueuse dans l'âme qui n'hésite pas à inquiéter ses parents au profit de son propre battement d'aile. Durant ces moments, elle en profite pour observer les nouvelles modes vestimentaires et nouveaux objets magiques. Il faut dire que la technologie l'intéresse tout particulièrement, son âge ne diminuant en rien sa curiosité maladive. Néanmoins, son orgueil pourrait bloquer son envie folle de vous demander ce que vous possédez entre vos mains.

Cette nuit encore, elle ne raterai pas une occasion de se balader dans les rues de Kahl. Après tout, les rues se trouvaient désertes en ce moment, c'était une chance inespérée. Sautant de son lit, la demoiselle bâilla légèrement tout en passant une main dans ses longs cheveux bleus. De biens drôles de cheveux en somme. La plupart du temps attachés en tresses passant devant son visage et une longue en arrière. D'une texture assez épaisse, on pouvait dire que la petite ne souffrirait pas d'une légère perte de cheveux. Assez fière de sa crinière cyan, Kiara prenait un soin énorme à les maintenir dans un état irréprochable. D'ailleurs, on la surnommait souvent la "princesse des glaces". Elle possédait également de beaux yeux pétillants, oscillant du rose au magenta en passant par le bleu selon la luminosité, assez grands pour s'émerveiller devant le monde. De nature assez frileuse, la jeune demoiselle appréciait les vêtements chauds, sans pour autant délaisser sa classe naturelle, l'obligeant à se vêtir de robes en tout genre. La plupart du temps, elle cachait ses jambes sous d'épais collants blancs, assortis de pompons aux couleurs toujours aussi froides. Enfilant ses bottes d'un noir d'ébène ou d'un blanc pur, Kiara ajusta son haut chapeau qu'elle appréciait autant. Un haut chapeau qui ne la faisait pas passer inaperçue, où trônait un magnifique cristal bleu d'une dizaine de centimètres. Et dans tout ça, sous toute cette épaisseur de vêtements, on découvrait une frêle jeune fille, d'un petit mètre trente. En vérité, peu sont les veinards ayant eut la chance d'observer la jeune fille vêtue d'une tenue d'été, dévoilant sa petite stature. Ou encore d'avoir aperçu une longue et épaisse chevelure bleue détachée traverser un couloir en courant.

Blottie dans une coin, l'enfant regarde ses parents. La mine triste et sa mère, sa mère tellement fatiguée. Elle leur entend prononcer les mots "fausses couches", "encore", "inutile" et son esprit tente maladroitement de comprendre tout ce charabia. En vain. Pourtant, la discussion se déroulant ici mérite un peu d'attention. Le père maintient fermement la main de sa promise, l'empêchant de sombrer dans la dépression. Tout deux sont assis sur le canapé, murmurants, l'un tâchant de réconforter l'autre. L'issue est importante. C'est déjà le troisième essai. Depuis l'arrivée de Kiara, cette mère ne cesse d'enchaîner les fausses couches. Alors sa fatigue se lit sans peine sur ses traits, tandis qu'elle pleure inlassablement. Plus rien ne marche. La crinière de la jeune fille se fait voir dans l'interstice de la porte, et c'est dans un sursaut qu'elle disparaît à l'étage, s'enfermant dans sa chambre pour ne plus penser à rien. Kiara a déjà trois années lorsque cette scène se produit. Seule dans sa chambre, elle tente de se calmer. Se concentre et fronce les sourcils. Elle a l'impression de tomber en arrière. Et sait déjà ce que cela sous-entendu. Observant autour d'elle, elle constate effectivement sa solitude et soupire de soulagement. Son pouvoir s'active, déferlante puissante d'un air frais annonçant bien pire. Rien ne bouge, puis l'enfant tombe en avant, embrassant le sol sans plus de cérémonie. En fait, cette simple action aurait pu déclencher bien pire.

Ça avait commencé il y a un an de cela. Pour l'anniversaire de ses deux premières années. On lui avait offert une magnifique peluche qu'elle ne voulait plus lâcher. Parce qu'elle était trop jeune, Kiara ne se souvenait pas vraiment de ce que cela avait provoqué en elle. Toujours est-il qu'elle avait manifesté ce désir en gardant l'objet dans ses précieux bras. On l'avait sorti peu après. Et là, dans sa poussette, elle avait froncé les sourcils pour une raison futile. Peut-être pour une crotte sur son chemin. Néanmoins, cela l'avait considérablement énervée. Alors, le sang lui était monté à la tête et elle avait déclenché son pouvoir. Une brise, extrêmement froide, s'était faite sentir. Puis, dans l'instant suivant, une bonne dizaine de personnes se trouvaient à terre, plongés dans un profond sommeil. Ça avait causé pas mal de problèmes, mais il avait fallu attendre une à deux heures avant de pouvoir comprendre l'origine de tout cela. Au début d'ailleurs, on n'avait pas trouvé d'explication. Néanmoins, au bout d'une à deux fois, on commença à supposer la nature du pouvoir de Kiara. Après vérifications auprès d'un professionnel, il y eut un tournant décisif dans la vie de Kiara. On bloqua toute sortie vers l'extérieur, l'interdisant de se balader avec une quelconque peluche en cas de manquement à cette interdiction. En revanche, on le priva de rien. On lui offrit le moindre de ses caprices pour pallier à ceci, mais cela renforça son caractère orgueilleux. Alors, au bout du compte, Kiara n'évolua guère en bien.

À un âge où l'animal devint bientôt sa première préoccupation, Kiara reçut en cadeau un couple de Niouf, ces minuscules bestioles rondes et poilues des plaines gelées. D'adorables monstres blancs et cornues aussi fidèles et amusantes qu'un chien, pourtant extrêmement difficiles à trouver car terriblement craintifs. Les deux animaux s'habituèrent rapidement à leur nouveau maître, si bien qu'il s'installa une confiance mutuelle assez incroyable. Et cela fut bénéfique pour Kiara, qui se détendit un peu plus. Pourtant, ces nouveaux venus furent également la source de nombreux maux. Lorsque l'un d'eux s'enfuit durant la nuit, la jeune fille n'eut d'autre choix que de passer par la fenêtre et d'aller le chercher. Heureusement, il n'y eut aucun problème. Ce qui ne fut pas le cas des multiples autres fois qui suivirent.

La demoiselle, en grandissant, prit conscience de ses responsabilités et prit un peu plus d'assurance. Mais cela ne l'empêcha guère de continuer à s'amuser avec son entourage et de repousser un peu plus les limites de patience de ses parents. D'ailleurs, encore aujourd'hui, elle ne cesse de tester les nerfs de son entourage.